Ces mots qu'avaient prononcé les membres du Conseil pour envoyer Illyane à la recherche de sa future forme animale résonnaient encore dans sa tête. Ils ressemblaient à la manière dont parlait ce vieil homme avec qui elle avait passé une saison entière. Brefs, concis, et surtout d'une poésie qui la laissait rêveuse. Pieds nus, poignards attaché à sa cuisse, elle avançait sans but dans la forêt. Oui, elle avait hâte de se métamorphoser comme tout némédien respectable depuis sa plus tendre enfance, impressionnée par ses aînés, parfois amusée en voyant l'un d'eux se transformer en petit animal telle une souris ou un loir, mais elle découvrait à présent qu'elle avait omis un détail qui lui paraissait insignifiant quelques heures auparavant: avec quel animal voulait-elle fusionner ? C'était idiot, mais Illyane n'y avait pas pensé une seule seconde avant de se retrouver livrée à elle-même, dans l'incapacité de rentrer chez son père avant d'avoir pu trouver sa forme originale. Ah... Keryän aurait rit de sa stupidité. Keryän... Sa moitié. Il manquait déjà à la jeune némédienne, sa dernière étreinte encore vivante dans son coeur ainsi que celle de son père. Que faisait son frère en ce moment ? Avait-il déjà décidé, contrairement à elle ? Sûrement... Il avait toujours été bien plus sérieux qu'elle, plus terre à terre.

Illyane, essoufflée et fatiguée d'avoir couru, se reposa près d'un cours d'eau pour se désaltérer. Elle croqua ensuite dans un petit gâteau sec que lui avait donné son père, songeuse. Le clapotis du ruisseau la berçait doucement. Illyane ferma les yeux et réfléchit. Un poisson ? Plutôt moyen, et à capacités limitées même si nager sous l'eau indéfiniment ne lui déplaisait pas. Un lièvre ? Non... Avec un grognement mécontent, elle battit des pieds dans l'eau. Pourquoi avait-elle tant de mal à se décider ? Ce n'était pourtant pas si compliqué que ça ! Il suffisait d'étudier un animal et de tenter le coup. Enfin, avec certaines limites: la première forme était capitale, et choisir à la légère pouvait apporter de graves conséquences, comme des déformations physiques monstrueuses ou pire, la mort. Si un némédien en train d'exécuter son Kaejira ne revenait pas après deux ans, on considérait qu'il avait échoué. Illyane tenait à réussir à tout prix. De nouveau déterminée, la jeune némédienne se releva et reprit son chemin, espérant trouver ce pour quoi elle se coupait de son peuple.

Deux mois et demi passèrent, pendant lesquels elle avait traversé le désert Nerudo -manquant de mourir de soif à plusieurs reprise, mais elle avait tenu bon, croisant de temps à autres de généreux nomades isolés en ces terres, loins de tout peuples- et était arrivée au pied d'une montagne. Le Pic de l'Est. Un lieu qu'elle n'aurait jamais cru voir, même dans ses rêves les plus fous. Illyane prévoyait d'y rester seulement une semaine car ses provisions étaient limitées et elle ne pouvait espérer le traverser ou l'arpenter longtemps vu le froid et le blizzard qui y régnaient. Pourquoi était-elle allée jusqu'ici ? Bonne question. Ses jambes l'y avaient mené et elle avait suivi ce que lui dictait son instinct. La jeune némédienne, enveloppée dans plusieurs ponchos achetés à des marchands itinérants, les lèvres gelées et tremblante de froid, se trouva une grotte qui l'abrita un peu du vent. Elle tentait de fabriquer un feu, quand un grognement rauque et menaçant retentit derrière elle. Lentement, Illyane tourna la tête et ses yeux s'agrandirent.

Un loup blanc se trouvait derrière elle, crocs dévoilés.

Figée, elle sut. C'était ça. Illyane voulait être une louve. Un animal noble et rare, d'autant plus que celui-ci n'existait pas en dehors du Pic de l'Est. Elle planta ses yeux bleus dans ceux de l'animal qui tressaillit. Un contact se fit, et une énergie nouvelle parcourut le corps de la némédienne. Une des oreilles de l'animal imposant bougea imperceptiblement, puis il détourna son regard d'or. Le grand loup blanc acceptait sa compagnie.

Vif Eclair. Tel était le nom de son ami, le loup. Illyane et lui passèrent plusieurs mois ensemble. Le solitaire à la fourrure majestueuse lui avait appris comment chasser, traquer les proies, ainsi que le langage des loups et des tas d'autres choses intéressantes. Cette dernière entreprise était la plus hardue. En effet, la langue lupine était bien plus complexe que la langue humaine. Ca passait par des gestes, qu'ils soient larges ou bien subtils. Une simple oreille qui bougeait, un léger grognement à peine audible, et une idée était formulée. Mais plus le temps passait, plus Illyane faisait des progrès pour le comprendre et... un beau jour, elle fut capable de parler avec les expressions du regard, seulement avec le loup. C'était un phénomène qui l'avait grandement surprise. Etait-ce le fait d'être némédienne ? Un indice prouvant que sa transformation était en cours ? Elle n'en savait rien, ses aînés ne faisaient jamais un récit intégral de leur Kaejira, c'était quelque chose de très intime et personnel, chacun devait découvrir par soi-même. Mais elle était ravie. La jeune némédienne avait l'impression de former officiellement une meute avec Vif Eclair, qui pourtant refusait cette éventualité depuis le début, revêche.

C'était l'automne. Illyane s'était endormie, emmitoufflée dans ses couvertures aux côtés de son ami et s'était réveillée seule, Vif Eclair étant probablement parti chasser un peu des lemmings. La némédienne se leva, s'étira paresseusement et alla se décrasser un peu dans le ruisseau non loin de là. A moitié endormie, elle n'y fit pas tout-de-suite attention. Détendue, elle s'éveilla peu à peu grâce à l'eau fraîche et se rhabilla. Son reflet attira son attention. Illyane en tomba à la renverse. Ses oreilles avaient disparu pour laisser place à des... oreilles de loup ! Ah ! Voilà pourquoi elle sentait son ouïe bien plus développée depuis le début... Elle passa un doigt sur ses canines allongées, puis sentit un truc bouger derrière elle. Comment avait-elle pu ne pas remarquer immédiatement qu'une queue... non, sa queue... donnait une forme étrange à son kimono, derrière elle ? Celle-ci se balança de droite à gauche. C'était... perturbant. Illyane enleva son kimono. Tant pis pour la pudeur... Elle trouverait vite un autre moyen de se vêtir en espérant que ce problème disparaisse par la suite. Elle attrapa ses oreilles avec une grimace perplexe, s'observant dans l'eau.

Elles étaient blanches, douces et jolies. Illyane sourit et s'amusa à les faire bouger. Puis elle se mit à courir dans la forêt en quête de Vif Eclair. Elle avait hâte de pouvoir réellement communiquer avec lui ! Elle se rendit compte que son odorat avait elle aussi été améliorée. Elle inspira de grande bouffées d'air et se laissa diriger par la senteur boisée du loup. Elle le trouva allongé au soleil, les yeux fermés. Il devait savoir qu'elle était là, mais tant qu'elle ne s'était pas manifestée, il ne ferait aucun geste. Illyane avança à pas furtif vers lui. Il leva la tête, plantant ses yeux dans les siens.

"Qu'y a-t-il, soeur de meute ?"

Illyane s'accroupit face à lui et donna un léger coup de mu... nez affectueux sur le museau du loup qui était perplexe. Il ne devait pas trop comprendre ce qu'il lui arrivait non plus. La némédienne répondit, usant de ses yeux, de ses oreilles, de sa queue et de grognements.

"J'ai changé. C'est grâce à Vif Eclair. Bientôt, la fourrure blanche remplacera la peau sans fourrure."

Elle voyait bien qu'il était intrigué par le phénomène. Mais il rétorqua.

"Même avec une fourrure, tu restes toi. Que tu sois une louve humaine ne changera rien pour moi."

Touchée par le regard qu'il lui avait adressé en lui communiquant ses sentiments sur la situation, Illyane sourit et colla son nez dans l'encolure douce de son ténébreux ami. La némédienne se cala de nouveau tout contre son maître et ami précieux puis ferma les yeux, mettant ses sens à l'écoute. Illyane entendait à présent le bruissement des feuilles rousses qui se détachaient de leurs arbres et volaient au gré du vent, une famille de lièvres grignotaient de la nourriture dans leur terrier... L'eau de la rivière, bien loin maintenant, coulait à flot dans des clapotis agréables. Elle sentait l'odeur de l'automne, de l'écorce des arbre, du ciel avant la pluie malgré le soleil resplendissant... Il y avait tellement d'informations qu'elle ne savait plus où donner de la tête. La némédienne était comblée.